V

Un nazir[71] et ses gardes gardèrent littéralement la main sur elle, pour la conduire du jardin du château jusque dans les rues, puis vers une longue rangée de hautes demeures de trois étages que Cendres reconnut d’après les rapports de ses éclaireurs comme étant les principaux quartiers généraux wisigoths à Bâle. Des mains couvertes de maille lui maintenaient les bras.

Au-dessus du plâtre badigeonné à la chaux et des solives en chêne des pignons, les étoiles étaient avalées par les ténèbres. L’aube approchait.

Cendres ne fit aucun effort pour rompre leur emprise sur elle. La plupart des hommes dans l’unité de ce nazir étaient jeunes, des garçons d’à peu près le même âge qu’elle, avec des visages ridés par le hâle, des corps fermes, de longues jambes aux mollets finement musclés à force de chevaucher. Elle considéra leurs visages autour d’elle tandis qu’ils la faisaient entrer par une porte en chêne du plus proche bâtiment. Sans leurs robes et leurs cottes de maille wisigothes, ils auraient pu être des hommes d’armes de sa propre compagnie.

« Ça va, ça va ! » Elle s’arrêta net dans l’entrée, sur les dalles, et conforma sa bouche en un sourire adressé au nazir. « J’ai à peu près quatre marks dans ma bourse, ce qui vous paiera un coup à tous, et ensuite vous pourrez venir me raconter comment vont mes hommes. »

Les deux soldats lui lâchèrent les bras. Elle chercha sa bourse à tâtons et s’aperçut que ses mains tremblaient toujours. Le nazir – à peu près le même âge qu’elle, une demi-tête de plus, et c’était un homme, bien sûr – lui dit : « Salope de mercenaire » sur un ton assez professionnel.

Cendres effectua l’équivalent mental d’un haussement d’épaules. Bah, c’était ça, ou bien « Elle est le double de notre patronne ! » et ils m’auraient traitée comme le démon du coin…

« Connasse de franque[72] », ajouta-t-il.

Les gardes et les domestiques affluèrent dans le vestibule, porteurs de chandelles. Cendres sentit une main tirer sur son ceinturon tandis qu’on la poussait vers l’avant, et sut que sa bourse aurait disparu quand elle vérifierait ; ensuite, dans un tohu-bohu de bottes et d’ordres criés en carthaginois, elle se retrouva poussée vers l’arrière de la maison, à travers des pièces remplies d’hommes en armes le long de passages dallés de pierre, dans une pièce minuscule avec une porte en chêne de cinq centimètres d’épaisseur, bardée de fer, et une fenêtre d’une trentaine de centimètres de côté.

Deux pages au visage solennel, vêtus de tuniques wisigothes, indiquèrent qu’ils allaient l’aider à retirer son armure. Cendres ne protesta pas. Elle se laissa dépouiller jusqu’au gambison et au haut-de-chausses, avec sa maille cousue aux aisselles et à l’entrejambe ; sa demande d’un surcot ne fut suivie d’aucun effet.

La porte en chêne se referma. Un bruit de fer grinçant dans son logement lui apprit qu’on avait poussé les barres en place.

Une chandelle vacillait, son bougeoir déposé sur le sol.

À sa lueur, Cendres examina la pièce, l’arpentant pieds nus. Les lames en chêne du parquet lui parurent froides. La cellule était vide, ne contenant ni chaise, ni table, ni lit : et le jour pratiqué dans le mur présentait des barreaux de l’épaisseur du pouce, sertis dans la pierre.

« Salopards ! » Si elle flanquait des coups de pied dans la porte, elle allait se blesser : elle cogna le vantail avec la paume de la main. « Laissez-moi voir mes hommes ! »

Sa voix résonna platement contre les murs.

À cause de l’épaisseur du bois, il n’était même pas possible de déterminer si un garde était en faction au-dehors, ni s’il pouvait entendre Cendres, le cas échéant. Elle employa la voix dont elle aurait usé pour lancer des ordres sur une ligne de bataille.

« Enfoirés ! Bon Dieu, je peux vous payer rançon ! Laissez-moi seulement envoyer un message ! »

Silence.

Cendres étira les bras au-dessus de sa tête, puis frictionna les endroits douloureux où son armure l’avait meurtrie. Son épée et sa protection d’acier lui manquaient si vivement qu’elle sentait presque la forme du métal entre ses mains. Elle recula dans la pièce, se laissa glisser contre le mur et s’assit auprès de l’urfique lumière : de la cire pâle et une flamme d’un jaune de primerose.

Elle avait des fourmis dans les mains, comme s’il y circulait un sang aussi froid que l’eau des torrents alpins. Elle se frictionna les paumes. Une partie de son esprit insistait : non, ce n’est pas vrai, tout ça, c’est une histoire invraisemblable, ce n’est pas la vie réelle. Tu es une gosse de soldat, voilà tout. C’est une coïncidence. Ton père était probablement un nazir wisigoth qui a combattu avec le Griffon-sur-l’or, et ta mère était une catin. Voilà tout : rien d’extraordinaire. Tu ressembles à la Faris, c’est tout.

Et l’autre partie de son esprit, abasourdie, ne cessait de répéter : elle entend ma voix.

« Bordel de merde, dit-elle à haute voix. Elle ne peut pas me garder prisonnière. J’ai un contrat, moi, avec cette bonne femme, putain. Christ Vert ! Je n’irai pas à Carthage. Ils pourraient… »

Son esprit refusa de l’envisager. C’était une sensation nouvelle : elle essaya de forcer ses pensées à imaginer qu’on l’emmenait par-delà la mer, en Afrique du Nord, et ses pensées se dérobèrent. Encore et encore. Autant vouloir garder un troupeau d’anguilles, se dit Cendres, avec un sourire fugace, et elle claqua des dents.

Peut-être que le Lion n’est jamais venu. Non. Non – notre prêtre a accompli le miracle : le Lion est bien venu.

Mais peut-être qu’à moi, il ne m’est rien arrivé, là-bas.

Peut-être que j’ai si souvent raconté l’histoire de la chapelle de cette façon que je m’en souviens comme si ça s’était vraiment passé.

Le corps de Cendres frissonna, pieds et mains glacés, jusqu’à ce qu’elle se recroqueville, enfonçant les poings sous les aisselles.

La Faris. On l’avait créée pour entendre une machine tactique.

C’est bien la même voix.

Je suis… quoi ? Sœur. Cousine. Quelque chose. Jumelle.

Simplement un rebut qu’ils ont rejeté, tandis qu’ils s’efforçaient de la créer, elle.

Et moi, simplement… je surprends ses conversations.

Est-ce là l’étendue de ce que j’ai pu faire ? Une morveuse, une bâtarde, derrière la porte, qui épie la machine de guerre tactique d’un autre, chapardant des réponses pour de petites guerres brutales que l’Empire wisigoth ne remarque même pas…

C’était la Faris qu’ils voulaient. Et même elle, ce n’est qu’une esclave.

Après cela, Cendres s’assit toute seule, sans rien à manger ni à boire, et elle contempla la flamme de la chandelle verser une ligne de ténèbres vers le haut, jusqu’au point où elle se brisait et se tortillait soudain, balayant de fumée sépia le bas plafond de plâtre, pour se fondre dans les ombres. Le cœur de Cendres décompta les minutes, les heures.

Cendres appuya les bras sur ses genoux et enfouit son visage entre ses bras. Il y avait une humidité chaude sur son visage. Le choc survient après les blessures, sur le champ de bataille, parfois longtemps après ; et ici, dans cette pièce étroite, elle en eut désormais conscience : Fernando del Guiz ne viendrait pas.

Elle s’essuya le nez contre sa manche. D’éventuelles chances d’argumenter et de sortir de prison par rançon, par pitié ou par la force, ne se présenteraient plus maintenant.

C’est l’Empereur qui a voulu le mariage, et Fernando s’y est soustrait à la première occasion qui s’est présentée. Non, ce n’est pas ça…

Cendres a mal à la poitrine. Son souffle court, rauque, cherche à devenir larmes, mais elle l’en empêche ; lève le visage et cligne des yeux devant la chandelle.

… Il n’est pas ici en ce moment, parce que ce n’était pas une coïncidence s’il se trouvait à l’hôtel de ville avant que je sois capturée. Il était là pour confirmer ma position. Pour eux. Pour elle.

Eh bien, tu l’as eu ; tu as baisé avec lui : tu as eu ce que tu voulais ; et maintenant, tu sais que ce type est une petite fouine de merde. Où est le problème ?

Je voulais faire plus que de baiser avec lui.

Oublie-le.

La chandelle de cire fondit pour ne laisser qu’un chicot.

Je suis prisonnière ici.

Ce n’est pas le roman d’Arthur ou de Peredur. Je ne vais pas escalader les murailles, combattre à mains nues des hommes armés, partir au galop dans le soleil couchant. Ce qui arrive aux prisonniers sans valeur capturés pendant la guerre, c’est d’abord la douleur, ensuite les corps brisés, et finalement un enterrement sans traces ni sacrements. Je suis dans leur ville. Elle leur appartient, désormais.

Une brûlante ligne d’indisposition grondait dans ses entrailles. Elle appuya ses bras sur ses genoux, et le front contre ses bras.

Ils peuvent s’attendre à voir ma compagnie tenter un sauvetage. Sous peu. Une attaque, des soldats, pas sur des chevaux de guerre, dans ces rues, donc à pied, probablement.

J’ai intérêt à ne pas me tromper.

Le choc le plus sec et le plus sonore qu’elle ait jamais entendu fracassa le bâtiment.

Le corps de Cendres se figea à l’instant du vacarme. Ses entrailles se vidèrent. Elle découvrit à la même seconde qu’elle était étendue sur un parquet de chêne brisé, et qu’elle savait ce qu’était ce bruit. Un tir de canon.

C’est le nôtre !

Son cœur bondit dans sa poitrine quand elle l’entendit. Des larmes coulèrent sur son visage stupéfait. Elle leur aurait baisé les pieds de gratitude. Un nouveau rugissement s’éleva. La détonation et l’impact de la deuxième explosion se répercutèrent entre les solives dénudées du toit.

L’espace de longs battements de cœur, elle se retrouva au cœur des crevasses alpines, où l’eau cascade dans un tonnerre suffisant pour qu’on ne puisse pas s’entendre parler ; jusqu’à ce que, des ténèbres et de la poussière, flambent des torches et s’avancent des hommes – des hommes qui foulaient en entrant des décombres de bois et de plâtre, et des lambeaux sanglants de soldats.

Un air noir tourbillonna, la poussière se dissipant. La pièce qu’occupait Cendres s’achevait sur des madriers fracassés et des murs de chaux noircis.

L’arrière de la maison était béant, emporté.

Une grande solive grinça et s’effondra, comme les arbres s’abattent en forêt. Cendres reçut du plâtre dans la figure.

À l’extérieur de la brèche, dans la lueur des torches à l’air libre, se dressaient deux charrois et deux pièces d’artillerie légères détachées de leurs affûts, fumant encore au niveau de leur lumière ; Cendres plissa les yeux et discerna l’éclat vif des boucles d’Angelotti, l’homme lui-même se dirigeant vers elle à grands pas, tête nue, large sourire, et parlant – criant – jusqu’à ce qu’elle entende :

« Nous avons fait sauter le mur ! Allons, viens ! »

En même temps que l’arrière de la maison, le rempart de la ville était tombé, lui aussi ; ces maisons, toutes renforcées à l’arrière, constituaient elles-mêmes les fortifications, dans ce secteur de la ville.

Au-delà s’étendaient des champs noirs et un linceul de forêts sur les collines au clair de lune, et des hommes en armure se pressaient et lançaient : « Cendres ! Cendres ! » à la fois comme un cri de guerre, et comme un cri de reconnaissance auprès de leurs camarades. Cendres émergea des gravats en trébuchant, avec les oreilles qui tintaient et plus aucun sens de l’équilibre.

Rickard la tira par sa manche de gambison, les rênes de Godluc dans son autre main. Elle tenta d’empoigner la bride du grand hongre gris, le visage subitement poussé contre son flanc chaud et pommelé. Un carreau d’arbalète se planta dans de la vieille brique romane et éclaboussa d’éclats les décombres de la maison ; des hommes crièrent, une ruée de nouveaux venus en maille et tuniques blanches qui escaladaient les solives de chêne effondrées.

Cendres plaça un pied dans l’étrier de Godluc, se souleva, trop légère sans son armure, ses aiguillettes défaites et sa maille sortie de son gambison ; et un petit homme agile vola vers elle, l’attrapa par la taille et l’entraîna avec lui par-dessus le dos de son cheval de guerre.

Elle tomba, ne ressentit pas d’impact…

Il se passa quelque chose.

Je me suis mordu la langue, je tombe, où est le Lion ?

L’image derrière ses yeux n’était pas celle de la bannière au Lion azur, mais de quelque chose d’aplati, de doré, à l’haleine qui sentait la viande, et un froid saisit ses doigts, ses mains, ses pieds ; s’enfonça profondément dans son corps étalé.

Des pieds se tenaient de part et d’autre d’elle. Des mollets enfermés dans des plaques d’acier moulées. Des grèves européennes, pas une armure wisigothe. Quelque chose projeta en l’air une étincelle de lumière par-delà le visage de Cendres. Du liquide lui éclaboussa la joue. Un hurlement horrifié l’assourdit : le hurlement d’un homme anéanti en une seconde par un coup d’épée, toute sa vie détruite et répandue sur les décombres ; et un homme près d’elle beugla : « Mon Dieu, mon Dieu, non, non… », et encore : « Bon Dieu, oh bon Dieu, qu’ai-je fait, qu’ai-je fait, oh bon Dieu, j’ai mal » et des cris, encore et encore et toujours.

La voix de Florian s’exclama : « Bon Dieu ! » sur un ton très précis et lointain. Cendres sentit la grande femme lui manipuler la tête, avec ses doigts chauds sur ses cheveux. Cendres avait la moitié du crâne privée de sensations. « Pas de casque, pas d’armure… »

Et une autre voix, une voix d’homme, qui disait au-dessus d’elle : « … piétinée par un cheval dans la mêlée… »

Cendres resta consciente, à travers tout ce qui se passait, bien que, bizarrement elle ne puisse pas se le remettre à l’esprit un instant plus tard. Des chevaux caparaçonnés galopèrent ; des arquebusiers firent détoner leur charge, puis coururent au clair de lune. Cendres était attachée par des cordes sur un lit pliant – combien de temps plus tard ? tandis qu’elle criait, et que d’autres criaient – et le lit arrimé sur un charroi, un charroi parmi beaucoup d’autres, le long de routes gelées, boueuses, creusées de profondes ornières.

Un tissu qui claquait devant ses yeux lui éteignait la lune. Tout autour d’elle, des charrois se mouvaient, des bœufs meuglaient ; et les braiments des mules se mêlaient aux ordres qu’on criait, et un filet d’huile chaude lui coula dans les yeux, dégoulinant sur son front ; Godfrey Maximillian, dans son étole verte, en train d’administrer l’extrême-onction.

C’était trop de choses à retenir. Elle laissa tout lui échapper ; les hommes de la compagnie, en armes, chevauchant en éclaireurs, tout le camp levé et en marche, les fracas d’acier venus de l’arrière, bien trop près.

Florian s’agenouilla au-dessus d’elle, maintenant le crâne de Cendres immobile entre des mains aux doigts sales. Cendres eut un moment la vision de la crasse de la peau non lavée qui noircissait sa manchette de drap.

« Reste tranquille ! lui souffla la voix rauque au-dessus d’elle. Ne bouge pas ! »

Cendres inclina la tête sur un côté, pour vomir, puis elle cria et se figea : se tint aussi immobile que possible, avec la douleur qui lui déchirait le crâne. Une nouvelle et étrange torpeur la posséda. Elle regarda Godfrey agenouillé dans le charroi à ses côtés, en prière, mais priant les yeux ouverts, en scrutant le visage de Cendres.

Le temps n’est plus rien que vomissements et douleur, et la souffrance du charroi secoué et brinquebalé dans les ornières des routes.

Le temps est clair de lune ; jour noir ; lune cachée par les nuages ; ténèbres ; nuit, à nouveau.

Ce qui l’éveilla – des heures plus tard ? des jours plus tard ? – dans un état d’hébétude au sein duquel elle pouvait au moins voir le monde, ce fut un marmonnement, une exclamation passant d’homme en homme, de femme en homme et en enfant, tout au long des colonnes de la compagnie. Elle entendit des cris. Godfrey Maximillian s’accrocha aux flancs du charroi et se pencha vers l’avant, plus avant que Rickard qui menait l’attelage.

Ce qu’ils criaient, elle le discerna enfin, c’était un nom, un lieu. La Bourgogne. La plus puissante des principautés, articula-t-elle dans sa tête ; et à un niveau qu’elle ne pouvait exprimer, elle eut conscience qu’elle avait elle-même eu l’intention d’agir ainsi, qu’elle avait fait part à Robert Anselm de cette volonté avant même d’entrer dans les murs de Bâle à la recherche du commandant wisigoth.

Des trompettes sonnèrent.

Un éclat lui éblouit les yeux. Alors, c’est ici le défilé qui conduit au purgatoire. Cendres pria.

La lumière déferla sur elle, sur la bâche en toile du char à bœufs, filtrée dans sa descente par la grossière étoffe blanche. La lumière fit ressortir le grain du bois, l’épais plancher de chêne du charroi. La lumière manifesta hors des ténèbres la joue creuse de Florian del Guiz, accroupie au-dessus de sa panière en osier pleine d’herbes, d’écarteurs, de scalpels et de scies.

Non pas l’argent de la lune qui saigne les couleurs. Une lumière jaune et crue.

Cendres essaya de bouger. Elle gémit, la bouche pleine de salive. Une main d’homme, aux doigts épais, se plaqua contre sa poitrine, la maintenant immobile sur sa couche basse. La lumière faisait ressortir la terre dans les sillons spiralés au bout de ses doigts. Godfrey n’avait pas le visage tourné vers elle : il regardait par l’arrière du charroi.

De la chaleur luisait sur sa chair rosée, sous la poussière de la route, et sur la couleur noisette de sa barbe en broussaille ; et elle distingua, reflétée dans ses yeux sombres, la montée de cette folle clarté.

Soudain, une ligne nette départagea le fond semé de roseaux du charroi et le lit attaché. Des ténèbres couvraient le corps de Cendres – l’ombre. De la clarté sur ses jambes cachées sous les couvertures, une ligne de lumière se déplaçant au fil des cahotements du charroi – le soleil.

Elle se débattit, mais ne réussit pas à relever la tête. Elle déplaça uniquement son regard. Par l’ouverture arrière du charroi brillaient des couleurs : du bleu et du vert, du blanc et du rose.

Ses yeux s’emplirent de larmes. À travers cette eau envahissante, ses yeux se fixèrent sur les lointains – sur de vertes collines et un fleuve qui coulait, les murailles blanches d’une ville fortifiée. Une odeur s’éleva et la frappa, comme un coup de bâton sous les côtes : le parfum des roses et du miel, et les chauds relents du crottin de cheval et de la bouse de vache au soleil.

La lumière du soleil.

Une nausée monta en elle. Cendres vomit sans énergie, le liquide répugnant lui dégoulinant le long du menton. La douleur éclatait autour des os de son crâne, lui amenant encore les larmes aux yeux. Meurtrie, terrifiée de ce que cette douleur pouvait signifier, elle ne parvenait cependant pas à avoir une autre pensée que : C’est le jour, c’est le jour, et c’est le soleil !

Des hommes avec dix ans de service passés à trancher les chairs sur le champ de bataille mettent pied à terre pour embrasser la boue des ornières, enfouir leur visage dans l’herbe trempée de rosée. Des femmes qui recousent indifféremment vêtements et blessures tombent à genoux à leurs côtés. Les cavaliers s’abattent de la selle de leur monture. Tous, tous en train de tomber sur la terre froide, dans la lumière, la lumière, en chantant : « Deo gratias, Deo adiuvante, Deo gratias ! »